#12

Sandrine Thomas

S'engager et engager le lecteur

10/10/2019

La rédactrice en chef de La Montagne a engagé cet été un bras de fer avec la SNCF. Avec l’équipe du journal régional auvergnat, et suite à des retards indécents sur la ligne de train Paris-Clermont-Ferrand, Sandrine Thomas a décidé de relayer puissamment les voix ulcérées des usagers.

Le journal a publié des unes marquantes (“Stop, ça suffit”), mais s’est aussi lancé dans le relai du ras-le-bol des usagers sur les réseaux sociaux et sur son site internet.

L’opération a réussi puisque Guillaume Pépy, PDG de la SNCF, a fini par accepter de venir rencontrer les lecteurs du journal, au siège du groupe Centre France, et par promettre quelques millions d’euros pour moderniser une ligne vieillissante et mal entretenue.

Défenseur des territoires oubliés, relai de la voix des sans-voix auprès des puissants, interlocuteur proche et attentif, le journal s’est voulu fidèle à une valeur qu’il tente d’affirmer depuis plusieurs années : l’engagement auprès des lecteurs. Dans l’espoir, qu’en retour, les lecteurs s’engagent à nouveau auprès d’un média qui continue de voir ses ventes baisser année après année.

Sandrine Thomas nous parle de cette opération dans A Parte et des changements qui s’opèrent au sein des rédactions du groupe Centre France.

Pour aller plus loin

Le site du journal La Montagne

Le twitter de Sandrine Thomas

L’article publié sur La Montagne pour raconter toute l’opération SNCF

L’interview de Sandrine Thomas réalisée par Arnaud Wéry

La chronique de Cyril Petit dans L’Instant M sur France Inter

L’essentiel de l’épisode

A Parte : Quel a été le déclic qui a lancé cette opération d’interpellation de la SNCF ?

« Sandrine Thomas : Il y a eu plusieurs événements, notamment une première rencontre avec Guillaume Pépy, le PDF de la SNCF, à Montréal. Quand je le croise, je lui dis : "Ecoutez, Monsieur Pépy, il est important qu'on puisse se trouver un moment tous les deux pour parler de la dégradation de la ligne Clermont-Paris". Et là il me dit : "Appelez-moi quand nous serons de retour à Paris, je vous donne mon 06.” Quand je reviens à Paris et que je le resollicite, il ne tient pas sa promesse. Quelques semaines après, nous avons deux trains entre Clermont et Paris qui mettent, pour le premier, dix heures pour arriver après différentes pannes et un deuxième qui mettra 17 heures ! C’est là qu’on décide en effet de monter au créneau et de dire "Stop ça suffit". »

Vous allez vous lancer dans un relai du mécontentement, notamment sur Twitter. C'est déjà une stratégie ?

« Non il n'y a pas du tout de stratégie. Depuis des années, on constate que 'abandon de cette ligne par la SNCF est de plus en plus prégnant. Et se dit que nous, média, on a la possibilité enfin de mettre le pied dans la porte. D'autant que lors de la panne qui dure 17 heures, quand on contacte la direction de la SNCF ils nous répondent "circulez y'a rien à voir". On a trouvé ça d'un absolu mépris et là a vraiment décidé de monter fortement au créneau pour faire entendre la voix des usagers et on a estimé que c'était le rôle du média de proximité de le faire. »

Qu’avez-vous fait concrètement ?

« On a fait des grandes ouvertures de unes choc, des pages spéciales, des billets que j'ai signés, des invitations relayées ensuite sur les différents réseaux sociaux, notamment Twitter. On a été constants, tenaces. On n'a rien lâché et au bout de quinze jours-trois semaines de rappels quotidiens sur nos invitations qui ne recevaient pas de réponse, j'ai reçu un appel du cabinet de Guillaume Pépy, nous disant qu'il était d'accord pour l'interview classique, telle qu'elle avait été proposée à Montréal. Et à ce moment-là, puisque il y a toute une mobilisation une communauté des usagers qui s'est créée autour de mon compte et autour de La Montagne et de l'association Objectif Capital, je réponds que l'interview qui avait été proposée à l'époque ne tient plus de cette manière-là. On souhaite que Guillaume Pépy monte dans un train avec nous, avec des lecteurs, et qu'il soit face aux questions et au ras le bol des usagers. Qu'il vienne se confronter à ceux qui utilisent de manière hebdomadaire cette ligne, hors cadre institutionnel ou politique. »

Cet engagement du titre dans une cause est-il nouveau ?

« Nous, ce n'était pas une première. Nous nous étions déjà fortement mobilisés en 2011. C'était déjà autour des transports et de la route Centre France Europe Atlantique (RCEA), qui faisait partie à l'époque des quatre routes les plus meurtrières de France. On avait fait une opération coup de poing qui avait été largement relayée par les médias nationaux et cette mobilisation avait justement permis de débloquer des crédits immédiatement de la part du ministère des Transports. »

Ce qui a changé, en 2019, ce sont les liens avec le public...

« Oui complètement. Autant on avait été vraiment en première ligne en 2011. Autant cette fois-ci nous avons plutôt poussé la porte pour permettre la rencontre entre les usagers et la direction de la SNCF. Nous avons créé le lien puis permis le rendez-vous. Mais ensuite ce sont les usagers qui ont pu s’exprimer directement face au PDG de la SNCF. »

Tu t’es beaucoup impliquée personnellement. Est-ce que tu penses que cette incarnation de l'info, de la mobilisation, par un journaliste ou par un rédacteur en chef est importante aujourd’hui ?

« Si on l'avait fait à partir du compte de La Montagne, le résultat n'aurait pas été le même. Là, j’ai mouillé la chemise. Même dans les propos, j'ai été assez loin dans l'interpellation. Et je pense qu'on a surpris de ce point de vue là. »

Est-ce que cette opération vous a pris beaucoup de temps ? Est-ce que c'est le type d'opérations qu'on met en place facilement ?

« Remettre en place facilement, ce n'est pas l'objectif. Si on doit se mobiliser fortement sur tout, alors tout devient ordinaire. Il faut choisir ses combats et ses causes pour le territoire. Et oui, ça a pris du temps. Pour les équipes, qui se sont mobilisées pour couvrir de près les retards des trains, pour recueillir la parole des usagers et essayer de comprendre ce qui avait pu enclencher un tel dysfonctionnement. Ensuite, à titre personnel, oui, entre les billets, les prises de position, les invitations à destination de la SNCF et via les réseaux sociaux - et mon compte Twitter en particulier - cela a relevé d’une ténacité quotidienne pendant tout l'été même depuis mon lieu de vacances. »

Cette bataille de La Montagne contre la SNCF a frappé les esprits, notamment dans le milieu journalistique. Mais au-delà des retombées médiatiques, quelles ont été les retombées pour La Montagne ?

« Quand l'opération a commencé à en devenir une, la question s’est posée - comme sur toutes les opérations - de savoir si on réalisait un cahier spécial, si on ouvrait à la publicité aux annonceurs, si on procédait à des ventes en nombre dans le train dans les gares... Au niveau éditorial, la réponse a été ferme sur le sujet. C’était non. On voulait vraiment que cela reste une opération éditoriale, un engagement de notre part pour le territoire et pour les usagers. Alors après, en terme d'image de marque, oui évidemment, on a été très abondamment relayés. On a reçu beaucoup de messages de soutien et de remerciements des habitants, qui se sont sentis soutenus et relayés. »

Au sein du groupe Centre France, vous insistez beaucoup sur la notion d'engagement et vous avez mis en place un score d'engagement des articles. Qu’est-ce que cela signifie ?

« Nous avons un objectif : garantir aux rédactions un environnement de travail dans lequel la qualité prime sur la quantité. Ce qui nous importe, ce n’est pas un simple chiffre d'usage mais la qualité de la relation avec les lecteurs. On préfère faire moins mais mieux. Donc, on n'est pas sur un classement des articles selon le nombre de pages vues, mais on s’attarde plus sur le temps passé sur l'article et le temps d'engagement du lecteur sur un contenu. Vous savez que la moyenne d'un temps de lecture est très faible, en général moins de 2 secondes. Nous essayons de faire grimper ces temps jusqu’à 10, 15 ou 30 secondes. »

Est-ce que vous allez vous impliquer davantage vis à vis du lectorat à l’avenir, même sur des sujets clivants ?

« Bien sûr. D’abord, on a créé des formats papier pour relayer des pour-contre sur des sujets clivants. Et vis-à-vis des lecteurs, on a également lancé les Rendez-vous de La Montagne. Une équipe éditoriale se déplace dans les territoires avec les agences et les équipes de journalistes sur place pour débattre de sujets et co-construire des solutions avec nos lecteurs. On l'a fait notamment au printemps en Creuse sur la question des services publics qui disparaissent les uns après les autres. Ou encore sur le sujet de la mobilité à Clermont-Ferrand et sur la transition écologique à Vichy. »

Ces rencontres avec les lecteurs marchent-elles vraiment ? Quels types de personnes attirez-vous ?

« Dans ces rencontres, il y a nos lecteurs traditionnels mais aussi des gens qu'on ne touchait pas à travers le papier ou journal. Ce sont des gens qui viennent sur nos contenus ou sur une thématique et qui, par la suite, restent en contact avec nos équipes sur place. Puisqu’après les rencontres, évidemment, on suit le sujet dans nos productions, dans le print, avec de la vidéo etc. On crée des micro communautés sur les territoires autour de thématiques et qui sont animées ensuite localement par nos équipes. »

Pour vous rapprocher de vos lecteurs et répondre à leurs besoins, vous avez annoncé plusieurs mesures : la mise en place d'un médiateur dans un des titres du groupe, la création d’une cellule d’investigation… Est ce que toutes ces nouveautés en sont vraiment ?

« En 2016, au moment de la transformation des rédactions, avec Soizic Bouju, aujourd'hui directrice générale déléguée, et Paul-Alexis Bernard, nous avons écrit une feuille de route éditoriale. Pour ce faire, nous avons organisé des tables rondes avec des lecteurs, des non-lecteurs, des jeunes, des moins jeunes, des hommes des femmes et on s'est rendu compte qu'il y avait un fossé qui s'était créée entre les médias, même les médias de proximité, et leurs lecteurs. Il était devenu urgent de descendre du piédestal sur lequels les médias se situaient pour retrouver du lien et être davantage utile à nos lecteurs.
C'est également partie de la transformation de la consommation de l'information par les lecteurs. Il faut dire qu'il y a encore quelques années, nous étions les seuls des détenteurs de l'information, les “sachants”. Aujourd’hui, il faut inventer un rôle nouveau pour recréer du lien et être en co-construction de l'information avec nos lecteurs. »

Crédits

Réalisateur.rice.s : Elise Colette et Jean-Baptiste Diebold

Réalisation et post-production : Raphaël Bellon

Design graphique : Benjamin Laible

Communication : Laurie Lejeune

Générique et habillage sonore : Boris Laible

Production : Ginkio