Il y a deux ans, dans l’épisode 1 d’A Parte, Aude Favre nous racontait comment elle démontait les fake news sur Youtube avec sa chaîne WTFake. Toujours journaliste et youtubeuse pour raconter les coulisses de ses enquêtes de fact-checking, Aude a vécu beaucoup de changements en 2020. Le confinement l’a amenée à lancer des enquêtes collaboratives en mobilisant sa communauté de 86 000 abonnés. Peu avant, la collaboration avec France TV Slash s’était arrêtée, la conduisant à se tourner vers un modèle plus participatif pour financer sa chaîne.
Place donc à la communauté : 1400 personnes sont actuellement réunies sur le serveur Discord et travaillent avec elle sur les enquêtes. Pour Aude, ce fonctionnement ouvert est aussi une excellente manière de combattre les incompréhensions sur le travail des journalistes et tenter de restaurer la confiance entre ceux-ci et le grand public. L’objectif pour Aude maintenant, avec son camarade Sylvain Louvet, est de sortir une grande enquête collaborative qui pourra avoir un fort impact.
Pour aller plus loin
La chaîne Youtube WTFake
Le Tipee de WTFake la rédac
L’épisode 1 d’A Parte avec Aude Favre
L’essentiel de l’épisode
[4:45] Ma chaîne est à l’arrêt provisoirement. Je me suis rendu compte que c’est bien de fact-checker dans la joie et la bonne humeur mais je ne sais pas si c’est si efficace que ça. Je m'explique : on a eu de l’impact sur beaucoup de contenus complotistes qui ont fini par disparaître, notamment parce qu’ils avaient honte et qu’on les avait affichés. De ce point de vue c’est efficace. Mais en même temps l’efficacité était limitée par le côté “Aude contre le reste du monde”. J’ai mes petits moyens, j’ai besoin de trois mois pour faire des vidéos fouillées. Du coup j’ai senti que c’était peut-être la fin d’un cycle.
[6:18] Là-dessus est venue se greffer la crise covid qui fait que je me suis retrouvée démunie : je n’étais plus en contrat avec France TV et j’ai un peu échoué à la campagne où je n’avais aucun matériel. Et j’ai commencé à fact-checker avec la communauté. J’ai découvert à ce moment-là la force que ça pouvait représenter de travailler ensemble avec 100 puis 200 puis 600 et aujourd’hui 1400 personnes. On se retrouve sur le serveur Discord et on est la rédac WTFake.
[07:10] C’est hyper intéressant en termes d’impact et en termes d’ouverture du journalisme. On invite qui le souhaite, y compris des fans de certains documentaires un peu complotistes sont dans la rédac. Ensemble nous essayons de recouper des infos, d’enquêter et ça fait réfléchir tout le monde. Je crois de plus en plus en un mouvement d'alliance entre les journalistes et les citoyens pour assainir le débat public. Je travaille avec Sylvain Louvet, journaliste avec lequel je travaille sur de nombreux projets.
[8:55] Après une ou deux vidéos de fact-checking, où je donnais un peu des devoirs aux gens, très rapidement j’ai été dépassée. Des gens de la communauté m’ont dit : il faut aller sur Discord. Pour tous ceux qui s’y connaissent c’était vraiment la bonne solution car ça permet d’organiser les choses.
[10:15] Je suis pas du tout geek, ils m’ont tenu la main, certains sont devenus modérateurs et font un boulot de dingue. C’est génial. j’ai découvert la force d’une communauté, c’est comme une petite famille. Aujourd’hui on est 1440. On se retrouve régulièrement dans des lives sur Twitch et on fait progresser les enquêtes sur Discord.
[11:40] Au début il y avait des personnes qui n’étaient pas dans l’ambiance, qui est bon enfant, courtoise… Certains étaient clairement dans la mouvance complotiste. Le problème c’était la façon dont ils interagissaient, ils étaient hargneux. Cela s’est calmé rapidement
[12:45] Le Discord est ouvert à tous. Grâce au travail des modérateurs, il n'y a pas de soucis. Dans les temps qui viennent, on va s’organiser un peu plus, on va mettre des règles basiques sur le groupe : courtoisie, ne pas changer de pseudo tous les jours, ne pas contacter le ministère de l’Intérieur au nom de la rédac...
[15:00] J’ai relancé le Tipeee avec l’objectif de 9000 euros par mois, qui est en fait un objectif bas pour produire des enquêtes ambitieuses. Les enquêtes coûtent très cher mais je ne suis pas une bonne marketeuse. On doit être à 17% de l’objectif. C’est aussi de mon fait dans le sens où on n’a pas encore produit “L’enquête de la rédac” qui peut être un produit d’appel pour que les gens donnent. Avec Sylvain Louvet, on veut faire une super belle enquête et on n’avait pas encore les moyens. On avait le choix de faire une enquête artisanale soit attendre de trouver des partenaires médias intéressants, peut-être des donateurs… On a choisi la deuxième option. Depuis la rentrée, je suis partie en recherche de fonds, remplir des dossiers de 90 pages. Et donc à partir de ce moment-là le Tipee n’a plus augmenté. Là, on est en bonne voie pour produire quelque chose de vraiment chouette grâce à des donateurs, un média web.
[18:40] Il y a des gens, notamment dans la communauté, qui trouvent que ça ne va pas assez vite, qu’on pourrait produire des enquêtes. Mais dans l’exercice de rédaction collaborative, il y a aussi cette idée que les enquêtes c’est long et ça prend du temps. Personne ne se doute qu’il faut faire des notes de centaines de pages pour intéresser les financeurs. Peut-être certaines personnes se demandent ce que je fais alors que j’ai des journées de 29 heures… Peut-être que je devrais communiquer sur les réseaux sociaux. Pour moi, c’est pas grave si je disparais quelque temps parce que je sais que ça avance.
[21:15] A la base je cherchais plutôt à aider quelqu’un sur Youtube, je ne voulais pas me mettre en avant. C’est une expérience vraiment à part. J’ai beaucoup de collègues à la télé qui me regardent et se disent : qu’est-ce qu’elle fait ?
[22:15] Comme expérience c’est très riche. J’en retire que c’est payant d'être soi et d’y aller. L’information est trop formatée. Ce que j’ai fait sur ma chaîne pendant trois ans, je serais encore en train d'essayer si j’avais essayé de le vendre à un gros média. Peu de gens parient sur des choses nouvelles.
[23:10] Là où ça me pose question c’est les effets de foule, le trolling, la haine qui est assez forte. Au début, je regardais les notifications. Au début, 80% des commentaires les gens aimaient bien. Après quand j’ai commencé à avoir un peu d’impact, ça a fait moins rire un certain nombre de gens. Là j’ai commencé à avoir des trolls. Et ça a explosé avec une vague en particulier (Lama Fâché).
[24:50]En fait, ça a été les montagnes russes : des vagues de “c’est top” et des vagues encore plus grandes de haine pure. J’ai passé pas mal de temps très mal où je ne dormais pas. Si tu lis trop ces commentaires, tu finis par penser que tu es la pire des créatures qui a existé sur terre… En fait, il faut pas les regarder.
[26:00] Je me suis pris des torrents de haine par certaines périodes. J’ai appris à le gérer. Je n’ai pas pris de cours, mais finalement j’ai arrêté de regarder mes notifications et puis en fait je lis beaucoup et la littérature me fait un bien de dingue. Je n'ai jamais autant aimé la littérature que depuis que je suis sur YouTube. Tu te poses, tu prends du recul, tu es dans le silence. Dans les réseaux sociaux, l y a un côté intoxication, ça t'attaque ton mental, tu ne fais plus que penser à ça. Je me suis réfugiée dans les bouquins, le silence, mes enfants. La vie est courte. Parfois il y a un seul mec sous 40 pseudos. De quel droit il peut me pourrir la vie? Cela m’a pris du temps de relativiser ça. C’est important d’être droit avec soi-même. Je pense souvent aux jeunes qui se mettent sur ce truc-là. A 38 ans c’est bon, à 19 ans je n’aurais pas tenu...
[30:10] La solution sur le financement, je la cherche. Je n'ai pas cette compétence de faire une stratégie économique. Je suis une petite journaliste qui aime faire ses sujets. Sur Youtube il faut être entrepreneur, c’est une autre paire de manches. J’ai juste créé un Tipee. Je compte sur le fait que nos enquêtes vont nous permettre d’asseoire une communauté plus large. Je pense que l’avenir c'est de se faire financer par sa communauté. C'est un défi : créer une communauté prend du temps mais c'est l'avenir.
[33:30] J’ai la chance d'avoir une société de production qui me suit dans mes différents projets, qui s’appelle Babel. On est à la frontière entre l’ancien monde et le nouveau monde. Tout le monde dans les médias se posent des questions. J’avoue, je n’ai pas de réflexion très pointue là-dessus, c’est peut-être un peu handicap. L’argent, le financement, le marketing ne sont pas des choses qui me parlent. Mais je suis accompagnée, de la rédac, de Sylvain, de Babel.
[35:50] Le fact-checking n’est pas le graal. Cela ne marche pas toujours de faire comprendre à quelqu’un qu’il a tort. Cela ne suffit pas et ça ne marche pas toujours de montrer qu’on a vérifié. A mon grand regret Sur un live, on a eu un échange hyper intéressant sur Hold up avec une femme qui en était fan. Les faits vérifiés, elle s’en fichait . C’est perçu comme l’élite qui cherche à contrôler l’information. Alors que non ! C’est ce qui me fait penser qu’en créant une sorte de mouvement collectif, où chacun agrège ses compétences, qu’on va s’en sortir. En ouvrant la façon dont on travaille au plus grand nombre. Le problème de fond, c'est la confiance. On est dans une société où plus personne n’a confiance dans les journalistes alors qu’ils posent les questionnements de monsieur et madame tout le monde et se faire leur porte-voix. C'est dramatique à l’échelle d’une société. C’est l’essence de mon travail : réconcilier journalistes et grand public, dialoguer ensemble, pour exiger un débat public qui reposent sur des faits et non des fantasmes.
Crédits
Interviews : Jean-Baptiste Diebold,
Idée originale : Elise Colette et Jean-Baptiste Diebold
Design graphique : Benjamin Laible
Générique et habillage sonore : Boris Laible
Intégration web : Florent Jonville
Production : Ginkio