Voilà plusieurs années déjà que Le Monde s’est lancé dans l’image et produit quotidiennement des vidéos de qualité, souvent à visée pédagogique et explicative. Le 17 octobre dernier, c’est une toute autre production qu’ont découvert ses lecteurs-spectateurs (la frontière est de plus en plus floue).
Pour la première fois, une enquête a été réalisée quasi-exclusivement d’après des images et le résultat du travail de l’équipe d’investigation composé d’une journaliste et d’un motion designer proposé seulement sous forme de vidéo. En 15 minutes, ces derniers démontrent sans ambiguïté que, lors d’une manifestation à Bordeaux en janvier, des policiers ont tiré au LBD 40 contre un gilet jaune qui ne les menaçait pas.
Pour nous expliquer ce long travail d’enquête (presque neuf mois), Asia Balluffier, journaliste vidéo au Monde.fr, est venue nous rendre visite. A distance, nous avons également fait intervenir son partenaire et co-auteur de la vidéo, le motion designer Antoine Schirer.
Ecoutez les détailler cette patiente reconstitution d’un épisode marquant de la mobilisation des Gilets jaunes.
Pour aller plus loin
Asia Balluffier est journaliste vidéo au Monde.fr
Le Twitter d'Asia Balluffier
Le Twitter d'Antoine Schirer, motion designer et vidéaste
La vidéo “Gilets jaunes : comment un policier a tiré au LBD 40 dans la tête d’un manifestant”
La playlist des investigations du Monde sur YouTube
L’article de Samsa où Charles-Henry Groult, chef du service vidéo du Monde, explique aussi la démarche
LeMonde.fr se lance dans l’investigation vidéo avec la reconstitution d’un tir de LBD contre un « gilet jaune »
Les investigations vidéo du New York Times
Le site de Forensic Architecture
L’essentiel de l’épisode
A Parte : Pourquoi avez-vous décidé de traiter la blessure du gilet jaune Olivier Beziade à Bordeaux le 12 janvier et pas un autre événement du même type ?
Asia Balluffier :« Depuis le début de la mobilisation des gilets jaunes, on cherchait à traiter le sujet en vidéo parce qu’on pensait que c'était un fait de société qui fera date. Mais les images qu’on voit depuis novembre ont beau être nombreuses, elles ne sont pas suffisantes. Elles sont dispersées, elles sont parcellaires, elles peuvent être manipulées... Mais après la manifestation du 12 janvier, on voit ces vidéos qui montrent à la fois des policiers de la BAC tirer au LBD et ce gilet jaune être effondré par terre, en sang. Elles sont choquantes, ces images-là. Jusqu'au 12 janvier, je n'avais pas vu d'images d'une charge de la police avec autant de choses à l'intérieur. La deuxième raison, c'est qu'assez vite on s'est rendus compte qu'il y avait une autre vidéo de la scène, prise depuis un autre angle de vue. Et puis, on avait des contacts à Bordeaux qui nous permettaient de faire un travail d'enquête pour pallier au problème des images qui ne disent pas tout. »
Il s’est passé neuf mois entre l’événement et la sortie de votre vidéo d’investigation. Pourquoi vous a-t-il fallu autant de temps ?
« On n'a pas passé 9 mois à temps plein, Antoine Schirer et moi. Cela a parcellaire et morcelé. Mais si je devais faire un découpage étape par étape, le 12 janvier on s'intéresse immédiatement à cette affaire et je pense qu'on passe environ deux semaines à enquêter. Depuis Paris, on a passé des coups de fil à trouver des témoins de cette scène, des gens qui pouvaient nous raconter le reste de la manifestation, à chercher des images, à interroger leurs auteurs sur le contexte dans lequel ils ont pris ces images. Et nous avions aussi un travail de fond à faire sur les textes réglementaires, car nous ne sommes pas des spécialistes. Cela a pris encore deux semaines. Ensuite, on est allés sur place pendant deux jours, pour parler au maximum de témoins. On a aussi fait une enquête de voisinage, on a parlé à tous les commerçants du pâté de maison. On a interrogé une vingtaine de personnes pendant ces deux jours là.
Après ça, il y a une semaine voire dix jours d'écriture et de storyboard. C'est un Google Docs avec deux colonnes dans lesquelles on écrit nos phrases à gauche et ce qui va apparaître à l'écran à droite. Cette fois-ci, le story board a été plus compliqué que ce qu’on fait d'habitude sur les vidéos pédagogiques. Il y avait un enjeu d'ancrer les choses vraiment dans la temporalité et dans l'espace. En général, le texte a toujours un peu la priorité par rapport à l'image parce qu'on raconte d'abord et qu’on met en adéquation l'image ensuite. Mais dans ce cas-là, on ne pouvait pas se permettre d'être flou. Il fallait une timeline très précise, avec des avances rapides, des pauses, des retours en arrière. Ce qui fait que le storyboard était un peu un casse tête à réaliser. Au final, on a dû bosser pendant un mois dessus. Fin mars, on avait à peu près 75% de la vidéo que vous avez vue en octobre, mais il nous manquait quelques confirmations pour pouvoir la publier. C’est pour ça qu’elle n’est sortie en octobre. »
Comment as-tu procédé pour trouver les sources, les vérifier et les analyser ?
« Il y a deux sources principales d'images : la charge des policiers qui est filmée par un reporter à la retraite qui habite près de Bordeaux, Robert Roussel, et l'autre angle, c'est Stéphanie Roy, une reporter indépendante. Sans leurs images, ça aurait été très difficile de pouvoir raconter cette histoire. Les images de Robert Roussel avaient été diffusées par France 3, mais pas en intégralité. Il a accepté de nous donner le reste aussi, pour mieux voir ce qui se passe avant la charge. C'est important de raconter le contexte qui précède l’événement. Il y a aussi des images de photographes amateurs, qui prennent énormément de photos et qui ne les publient pas dans les médias. On a pu en rencontrer beaucoup par l'intermédiaire des Street Medics de Bordeaux. »
Antoine Schirer, vous avez travaillé avec Asia Balluffier sur cette vidéo. Vous êtes motion designer. Quelle a été la particularité de ce travail pour vous ?
Antoine Schirer : « Il a été un peu différent de ce qu’on fait d’habitude. J'ai travaillé aussi lors des phases d'enquête. On a récupéré assez vite beaucoup de vidéos et de photos et il a fallu les analyser. Il fallait déterminer où et quand elles avaient été prises. Cela nécessite d’analyser les métadonnées, si elles existent. Et sinon, il faut utiliser d'autres méthodes, en observant très précisément. Par exemple, est-ce que dans le cadre de cette photo, on trouve un élément ou un geste d'un manifestant que l'on voit aussi sur un autre angle de vue ? »
Asia, pourquoi sur ce travail-là, vous avez ressenti cette nécessité de travailler à deux ?
Asia Balluffier : « Dans cette enquête, l'image a presque pris le pas sur l'oral et sur le texte. Mais il fallait quand même qu'on trouve un moyen de raconter et de préciser certaines choses dans la voix. Mais la séquence est très courte, donc il fallait faire des pauses sur les images ou des avances rapides etc. Le regard d’Antoine, en tant que motion designer, était donc important. Il maîtrise très bien les outils, en particulier la 3D. »
Antoine, pourquoi avez-vous eu recours à la 3D, au-delà de l’effet waouh qu’elle peut créer dans le rendu ?
Antoine Schirer : « Au-delà de l'effet un peu spectaculaire que présente cette technologie, il s’agissait surtout de mettre de la clarté. Toutes les informations, les photos et les vidéos qu’on a vu passer pendant les manifestations des gilets jaunes ne produisent pas forcément de la clarté. La 3D nous a permis de remettre en contexte les images filmées dans le feu de l'action. On a pu situer l’événement dans l'espace et dans le temps grâce à la timeline. On a créé une frise chronologique de cette demi-heure d'événements qui se sont produits à Bordeaux. Un exemple de notre utilisation de la 3D, c’est la séquence de quelques dizaines de secondes avant le début de la charge de la police qui aboutira à la blessure d'Olivier baignade. Dans cette séquence, on est au cœur du cortège et sur quelques images on aperçoit la future victime. Au même moment, une autre journaliste est en train de filmer de l'autre côté de la place. Avec ces deux points de vue simultanés, on utilise la 3D pour relier les deux séquences et pour les localiser. C’est une manière de restituer de façon la plus claire possible ce qui s'est passé et a conduit à la blessure d'Olivier Béziade. »
Au final, êtes-vous contents de l'impact qu'a eue cette vidéo ?
Asia Balluffier : « Oui, on est très contents. On pensait pas du tout que ça aurait un tel impact. En interne aussi, au Monde, elle a fait parler du pôle vidéo de manière différente et ça c'est une bonne chose. ça fait plaisir et ça donne confiance pour en faire d'autres. »
Êtes-vous satisfaits des chiffres d’audience ?
« La vidéo a fait environ 400 000 vues. C'est bien plus que ce qu'on fait d'habitude (environ 100 000). L’autre particularité, c’est que d'habitude on fait la plupart de nos vues sur YouTube et le site apporte une partie restante d’environ 20%. Là c'est l'inverse, une grosse majorité des internautes ont vu la vidéo sur le site et une plus petite partie sur YouTube. C’est dû, je pense, au fait qu’il y a eu une notification push faite sur les smartphones, que la vidéo est restée assez longtemps visible sur la une et par ailleurs David Dufresne [journaliste qui a dénoncé les violences policières pendant toute la période des manifestations grâce au hashtag #AlloPlaceBeauvau] a tweeté la vidéo, ce qui a certainement aidé à la diffuser. »
Quelles ont été vos inspirations pour réaliser cette vidéo ?
« Les visual investigations du New York Times ont eu beaucoup d'influence que ça a eu sur nous. Et ça se voit, je crois. Cela fait très longtemps qu'on regarde ce qu'ils font. Ils utilisent la vidéo de la meilleure des manières pour enquêter. Notre travail est totalement inspiré par ce qu'ils font. Il y a aussi les productions de la BBC, ainsi que Forensic Architecture, qui n'est pas un média mais qui travaille avec des médias. Ce sont des journalistes mais aussi des chercheurs qui cherchent des moyens de faire émerger de l'image, de la data et des nouveaux moyens d'enquêter. »
Y aura-t-il d’autres vidéos de ce type à l’avenir ?
« Oui, il y en aura d'autres je l'espère. C'est en tout cas la volonté et l'objectif. »
Peux-tu nous parler un peu du métier de journaliste vidéo pour un média papier ?
« C’est vrai que ce n’est pas pareil que de travailler pour une télé ou une radio. Ils auraient vu ça de manière différente avec des codes différents. L'avantage sur Internet, c'est qu’on n'a pas de contrainte de temps. Là ça a duré 15 minutes. ça peut durer moins ça peut durer plus. Et on a beau être au Monde, qui est traditionnellement un journal écrire papier, la transition digitale a été entamée depuis un certain temps. Le site est très important dans la stratégie du titre et la vidéo est en train de le devenir aussi. Il y a une vraie volonté au monde de faire de la vidéo un média d'avenir. »
Que donnerais-tu comme conseil à d’autres jeunes journalistes qui auraient envie de faire des enquêtes vidéo ?
Asia Balluffier : « Déjà, faites-le ! Regardez ce qui se fait non seulement en France, mais aussi à l'étranger. Ce que font les Anglo-Saxons est inspirant. Mais ne regardez pas que les médias. Sur YouTube, il y a de très bonnes choses. Pour nos vidéos d'explications, on s'inspire beaucoup du travail des YouTubeurs. C'est en regardant qu'on a des idées et qu'on comprend un petit peu comment on fait. »
Crédits
Réalisateur.rice.s : Elise Colette et Jean-Baptiste Diebold
Réalisation et post-production : Raphaël Bellon
Design graphique : Benjamin Laible
Communication : Laurie Lejeune
Générique et habillage sonore : Boris Laible
Production : Ginkio