En 2016, Radio Canada lance un projet comme on en voit souvent dans ce genre de vénérables institutions. Objectif: réconcilier les jeunes et l’information. Première originalité de l’équipe qui va constituer RAD : elle est issue aussi bien du journalisme que des jeux vidéos ou du marketing. Gigi Huynh, issue du monde des marques, en sera la stratège.
Trois ans et demi après ses débuts, RAD a fait la preuve de son succès. Non seulement en étant capable de produire des vidéos originales de grande qualité qui font des millions de vues sur Facebook ou sur YouTube. Mais surtout en menant le projet avec méthode et inventivité. Après avoir trouvé son audience, la cellule numérique du diffuseur public canadien se donne pour mission d’attirer, au-delà des jeunes, tous les citoyens numériques qui se sont détournés de l’information.
Lors de la récente campagne électorale canadienne, RAD a ainsi produit une sorte de programme d’entraînement avec 25 vidéos en 25 jours, reprenant les bases du système électoral en marionnettes ou sous forme de grands reportages, afin de permettre à tous les citoyens de faire un choix éclairé au moment du vote.
Le prochain défi de Gigi Huynh et de RAD est d’être capable de contaminer tout le reste de la grande dame audiovisuelle canadienne.
Pour aller plus loin
L’essentiel de l’épisode
A Parte : Cette vidéo sur la question de la décroissance a fait plus de 4 millions de vues en tout. Elle marque le début du succès de RAD. Peux-tu nous raconter le lancement du projet en 2016 par la direction de l’information de Radio Canada ?
Gigi Huynh: “L'objectif principal qui nous avait été donné, c'était de rejoindre les fameux “milléniaux”, c’est-à-dire les 18-35 ans. En fait, ça fait tellement longtemps qu'on en parle qu’aujourd'hui les milléniaux ont entre 25 et 38 ans environ.
En constituant l'équipe au début, Radio Canada n'avait aucune idée de ce qui allait être le résultat final. Il y a eu trois trois piliers à la création de l’équipe. Le premier pilier c'est une équipe multidisciplinaire, avec des journalistes mais aussi des designers, des motion designers, des vidéastes… Moi je venais du marketing, du monde publicitaire, je faisais partie de ceux qui font du “branding” et créent des cultures d’entreprises.
Le deuxième pilier est lié : mélanger les mondes des jeux vidéo, du marketing, du journalisme et voir ce que ça allait faire ensemble.”
Vous étiez une petite cellule assez libre et indépendante.
“Exact. C’est d’ailleurs le troisième pilier : nous isoler de l'institution traditionnelle. Nous avons été isolés physiquement de la salle de nouvelles pour vraiment s'assurer que nous puissions créer notre culture, nos objectifs, notre façon de faire différente.
On a commencé par faire des tests à l'interne en filmant avec des iPhones, pour finalement se rendre compte que ce n'est pas parce que c'est sur le web que l’image doit être de mauvaise qualité. Les jeunes ou les gens qui sont sur le web sont exposés à des documentaires avec une image exceptionnelle, avec un son de qualité. On s'est rendu compte que finalement juste faire du contenu avec des iPhones ce n'était pas nécessairement ce qu'on devait faire sur le numérique en journalisme. Radio-Canada est réputé pour du journalisme de qualité, alors si on fait des produits ou des formats qui ne sont pas de qualité, il y a comme une dissonance cognitive. Donc il faut que le tout se suive.”
La vidéo faisait partie du brief initial ?
“C'est quelque chose qu'on a décidé assez vite. La première année, on a fait 70% de vidéos et 30 % de textes écrits. On s'est finalement rendu compte que dans le marché canadien francophone il y avait vraiment beaucoup de texte et on sentait une demande surtout pour l'utilisation des plateformes sociales. On voyait que les gens étaient surtout sur Facebook, sur YouTube et les contenus les plus consommés, selon les rapports, étaient surtout de la vidéo.
On a évalué aussi le temps de temps ça nous prenait, et c’est certain que faire de la vidéo prend plus de temps que des textes. Mais on a aussi calculé à la fin les contenus qui amenaient le plus de portée de notoriété, ceux avec lesquels on avait le plus de rayonnement. On s'est rendu compte que les gens consomment beaucoup plus de contenus vidéos que textes. La deuxième année on s'est réajusté. Aujourd'hui on ne fait aucun texte, on est quasiment 100% vidéo.”
Vous avez pris une autre décision forte : créer une marque en tant que telle.
“Oui. L’aspect graphique de Radio-Canada est quand même très rigide, avec du rouge, du noir et blanc. On s'est rendu compte que sur le numérique, les chartes doivent être très évolutives. On voulait une direction artistique assez malléable selon les plateformes ou l'intensité du sujet. Par exemple pour un sujet plutôt loufoque et léger, pouvoir utiliser l'animation graphique, les couleurs pour amplifier l'expérience du contenu. Concernant un sujet triste comme l'aide médicale à mourir, dans ce cas le graphisme, les couleurs et l’image doivent suivre aussi l'angle du sujet.
Le seul moyen pour nous c'était de créer une autre marque qui allait vraiment aller dans ce sens-là, en étant adaptable et évolutive.”
Pour parler du contenu et de l'éditorial, est-ce que l'enjeu était de parler différemment à l'audience ou de faire des sujets différents ?
“Je dirais que c’était d'informer différemment. Quand on regarde les sujets qu'on a traités que ce soit de l'environnement, l'aide médicale à mourir, l'endettement, ce sont des sujets qui peuvent intéresser universellement toutes les tranches d'âge. Mais face à la multitude de contenus aujourd'hui, la qualité ou la façon de le raconter deviennent encore plus importantes. A la grande époque de la télé, les gens étaient fixés devant leur écran et avaient à peu près pas le choix de regarder un autre contenu contenu, éventuellement ils pouvaient changer de canal. Maintenant sur le numérique on est à un clic d'une autre vidéo. Captiver l'audience est donc hyper important, que ce soit dans le rythme de la vidéo, dans le ton journalistique, dans les codes de l’image. Tous ces éléments sont essentiels pour vraiment captiver l'audience.”
Est-ce que vous avez dû reformater un peu les journalistes avec cette idée de “captiver l’audience” ?
“Oui, informer c’est un terme de distribution. L’idée générale est de produire beaucoup d’articles et de les envoyer un peu partout sur le web. Mais aujourd'hui, vu qu'il y a tellement de compétition en termes de contenus, on est plutôt dans l’idée d'attirer, d'engager l'audience.
Le travail journalistique, la démarche journalistique, les normes journalistiques restent les mêmes. Ils ont toujours un souci de garder la neutralité et la qualité est toujours là. Mais c'est vrai il a fallu que chacun apprenne à développer son personnage, sa personnalité journalistique. Cela ne veut pas dire qu'ils ne sont pas neutres mais ils ont chacun des caractéristiques particulières à chacun.”
Autre choix radical de RAD, être 100% réseaux sociaux !
“Il y a un site web mais pour nous c'est plus plateforme de portfolios. On est d'accord qu'aujourd'hui l’audience nous suit surtout sur Facebook et YouTube.
La première année on était beaucoup sur Facebook parce que, selon les statistiques, il y avait beaucoup plus d'audience et de masse critique sur Facebook, donc on s'est concentré là dessus. Et finalement on s’est rendu compte la deuxième année, en publiant aussi sur YouTube, que les gens sur YouTube écoutaient beaucoup plus longtemps nos vidéos.
Sur Facebook, la moyenne d’écoute tourne entre 15 et 30 secondes. Alors que sur YouTube, la moyenne d'écoute est entre 4 et 8 minutes. Or si ton produit ou ton contenu dure en moyenne entre 5 à 8 minutes, la plateforme de consommation à privilégier, c’est Youtube.”
Et Instagram dans tout ça ?
“Nous on l'utilise plus comme une plateforme d'engagement ou de fidélité envers la marque RAD et l’équipe. Donc ce qu’on met comme contenu, c’est beaucoup plus notre démarche journalistique. Quand on se pose une question, on va sonder la communauté, être en collaboration avec elle. Du coup, lorsque nos abonnés Instagram voient les contenus publiés sur YouTube ou sur Facebook, ils ont le sentiment d’avoir eu un certain pouvoir décisionnel vis-à-vis de la construction de ce contenu.”
Pour la campagne électorale fédérale canadienne, vous avez produit un programme qui s'appelait 25-25. Pour ce nom ?
“Pour 25 contenus en 25 jours. L'idée est venue du constat que beaucoup de gens se sentaient perdus dans la masse d'informations et ne savaient pas comment s'informer pour faire un choix éclairé lors des élection. Nous avons donc essayé de reprendre un code familier, celui de l'entraînement : comment être en forme en 30 jours, comment bien manger en 20 jours.
On s'est dit qu'on allait reprendre ce code et le transposer dans l'environnement des élections pour permettre un choix éclairé en 25 jours, avec un contenu par jour jusqu’à la date du vote. “
Est ce que ce n'était pas justement un peu contraignant, un peu formel comme choix ?
“C'était le format le plus accessible pour ceux qui se sentent perçus par la masse d'information. C'était une linéarité facile et au fur et à mesure on a voulu pousser la curiosité à creuser, avec des liens et d’autres contenus pour mieux s'informer.Pour nous c'était un peu une introduction à l'information pour ensuite pousser l'engagement et les aider à se diriger.”
Vous êtes partis de l’idée de revenir à des choses très pédagogiques sur des thématiques importantes pour cette élection ?
“Deux ou trois mois avant les élections, nous avons lancé un questionnaire à la communauté avec une cinquantaine de questions qui prenaient 20 minutes à répondre. Il y avait des questions sur leur niveau de connaissance par rapport à la politique. Ensuite on regardait leurs champs d'intérêts pour comprendre leur engagement par rapport à l'information. Pour finir avec leur profil démographique et leur niveau d'études, âge, sexe, etc. Sur cet échantillon, on a vu que 70% ne comprenaient pas le fonctionnement politique. Donc il a été clair qu’il allait falloir commencer par la base.”
70% c'est énorme. Vous avez été surpris de ce résultat ?
Oui on a été surpris de ces résultats mais on s’est dit aussi que c'est un peu notre devoir de réajuster le tir. Habituellement on engage ou on attire une audience sur-éduquée. Le devoir d’un diffuseur public c'est également d'aller chercher l’audience qui se sent peut-être exclue de l’information de Radio Canada.
On a eu trois 3500 répondants. Vu que le questionnaire avait été envoyé sur nos plateformes sociales, on a forcément eu un échantillon non représentatif de la société. Il a donc fallu segmenter l'audience.
Comme on se donne comme défi d'aller chercher les gens qui ne sont pas dans notre audience, qui n’ont pas de diplôme universitaire par exemple ou qui ne sont pas intéressés à l’information, on a cherché comment on allait pouvoir les atteindre.”
Est ce que pour cette production, c'est le même contenu sur tous vos canaux de diffusion ?
“Sur Facebook et sur YouTube, c'est le même contenu, des vidéos horizontales qui durent entre 5 et 15 minutes. Par contre on a fait des formats spécifiques sur Instagram, des IGTV, des vidéos verticales moyennement courtes, entre 2 et 4 minutes, et des stories interactives, de la photographie en images.”
Par thématique vous avez une espèce de boîte à outils éditoriale, est-ce que vous l'avez utilisée aussi pour ces élections ?
“Oui dans le programme électoral on avait des contenus pour retourner à la base, également des reportages terrain, et une fois par semaine on faisait une revue de l'actualité à la YouTube qui s'appelle “le Bunker”. Donc on avait plusieurs formats différents pour essayer de captiver différentes audiences selon leur format préféré.
A chaque thème, on fait des brainstormings en se servant de personnages typiques pour avoir une certaine diversité au niveau de la conception. Par exemple en imaginant une personne très éduquée et engagée par rapport à l'information, un autre personnage non intéressé par l'information mais qui aime beaucoup se divertir...
Lorsque le journaliste veut développer son sujet, on travaille avec ces personnages. Pour un sujet sur autochtones, on essaie de voir comment on peut captiver un personnage a priori pas intéressé par le sujet. Des fois c'est par un angle différent, des fois un format complètement différent. Par exemple, on peut être très expérimental et immersif à la YouTube pour parler à ceux qui ont besoin de voir les choses.
Pour ceux qui ont besoin d’être divertis, on va développer un format beaucoup plus humoristique, avec des marionnettes et un montage beaucoup plus rythmé. C'est un peu notre méthodologie pour arriver à plusieurs formats différents pour essayer d'attirer différents types d'audience et donc on l’utilise à chaque fois qu’on veut lancer un nouveau thème.”
Au final quel est le bilan de votre programme 25-25 ?
“Nous sommes extrêmement satisfaits, nous avons mieux performé que l'an dernier lors des élections québécoises au niveau de l'engagement. Habituellement lorsqu'on grossit l'audience, l'engagement diminue. Là, nous avons réussi à maintenir notre taux d'engagement à 8%, par rapport à la portée de notre audience.”
Cette vidéo très forte sur l’aide médicale à mourir a fait plus d'un million de vues, avec une audience très importante en France. Est-ce que vous avez envie d'aller toucher plus de personnes dans le monde francophone hors du Canada ?
“Pour YouTube, ça nous aide beaucoup en termes de portée et de référencement d'atteindre l’audience francophone en France, qui est plus avancée sur cette plateforme qu’au Québec ou au Canada francophone.
Avec la vidéo de l'aide médicale à mourir, 75% des vues viennent de la France. Pour faire grossir notre audience sur YouTube, atteindre l’audience française serait une bonne stratégie. Par contre, étant donné que nous sommes le diffuseur public canadien, nous avons le devoir de répondre à l'auditoire francophone canadien. Alors je dirais que notre objectif premier est de servir ce public-là.”
Dans Radio-Canada il y a quand même radio, vous n’avez pas pensé à faire du son, du podcast ?
“On y a pensé et quand on fait des brainstormings sur ce que l’équipe et les journalistes aimeraient faire, 80% du temps le podcast revient. Moi j’arrive avec les statistiques et je leur dis qu’on a quand même du travail à faire en vidéo sur des formats carrés comme Brut et Kombini. Au Canada, il n’y a pas vraiment d’offre sur ce format de durée moyenne ou courte qui peut parler à une audience désintéressée par l’information. Donc on devrait plutôt aller là-dessus plutôt que sur le podcast qui reste, selon moi, un produit assez niche.”
Est-ce que Radio-Canada a l'intention de faire un peu infuser vos méthodes dans la partie plus traditionnelle de l'entreprise ?
“Il y a plusieurs méthodes pour transformer ou répandre la façon de faire. D’abord, certains de nos journalistes partent vers d’autres projets d’innovation. La deuxième façon, c'est de faire des collaborations avec des stations régionales. C’est ce que nous avons a fait pour un dossier sur la francophonie avec des stations en Acadie, dans l'ouest ou le centre du Canada afin de vraiment développer des formats avec eux.
Il y a eu un peu un choc des cultures, notamment sur la manière de filmer. Ces productions ont demandé beaucoup de travail tant au niveau de la production vidéo qu'au niveau du ton du journaliste. Ce dossier a pris vraiment 30% de temps en plus que d’habitude car nous avons partagé cette méthodologie-là.
Il y a une troisième façon: se demander si RAD ne devrait pas lancer d’autres projets d’innovation, grossir l’équipe de RAD avec d’autres projets comme celui du bulletin de nouvelle façon YouTube qu’on a testé lors de la campagne électorales.
On essaie toutes ces méthodologies pour voir ce qui transforme le plus l’entreprise.”
Crédits
Réalisateur.rice.s : Elise Colette et Jean-Baptiste Diebold
Réalisation et post-production : Raphaël Bellon
Design graphique : Benjamin Laible
Communication : Laurie Lejeune
Générique et habillage sonore : Boris Laible
Production : Ginkio