#19

Florent Guignard

Le Drenche, un journal papier de débats pour se forger une opinion

05/12/2019

Quand ils ont lancé le Drenche, Florent Guignard et Antoine Dujardin sont partis d’un double constat : les gens ont parfois du mal à se forger une opinion sur un sujet important ou alors leur opinion n’est pas arrimée à des arguments solides. Pour les aider, ils ont opté pour un journal mensuel, sur papier et gratuit. C’était en 2015. Une drôle d’idée donc. Ils voulaient que le journal puisse tomber entre les mains de ceux qui ne les attendaient pas et, justement, n’avaient pas les moyens ou l’envie de se renseigner sérieusement pour avoir un point de vue avisé.

L’aventure a réussi, ils ont trouvé le chemin des universités mais aussi des lecteurs pour les suivre. Depuis quelques mois, ils ont intégré l’incubateur de Ouest-France, Off7, qui les aide à décoller davantage. 140 000 exemplaires par mois, une cinquantaine d’actionnaires et pleins d’idées nouvelles pour jouer leur rôle d’informateurs neutres mais citoyens : Florent Guignard est l’invité d’A Parte et il nous détaille tout cela.

Petit bonus : Olivier Porte, directeur marketing et commercial de Ouest-France est le parrain du Drenche au sein de l’incubateur Off7. Il nous explique, dans le podcast, ce que la collaboration avec le petit poucet apporte à la vénérable maison.

Pour aller plus loin

Le site du Drenche
Le site d’Off7, l’accélérateur de Ouest-France

L’essentiel de l’épisode

A Parte : Le Drenche, c’est quoi ?

Florent Guignard : “C'est un journal de débats, un journal où pour chaque sujet d'actualité, vous trouvez trois étapes de lecture. Première étape, une mise en contexte pour comprendre le sujet. Deuxième étape, on va chercher deux personnes qui sont légitimes, compétentes et engagées. L’une qui va défendre le pour, l'autre qui va défendre le contre. Le but, c'est que le lecteur en lisant les arguments du pour et du contre puisse se forger sa propre opinion. Troisième étape c'est pour aller plus loin. Qu'est ce que j'en garde ? Qu'est ce que je peux faire pour aller plus loin, pour m'engager, pour être un citoyen actif ?“

Comment vous est venue l’idée de créer ce média ?

“Tout vient d'une petite anecdote qu'on raconte assez souvent. On avait lu un sondage sur le gaz de schiste il y a un peu plus de quatre ans. On posait la question aux Français : ”êtes pour ou contre le gaz de schiste”. Il y en avait 80% contre, 15% pour et 5% sans opinion. Ce qui est très intéressant c'est que dans ce sondage il y avait une deuxième question : “Vous sentez-vous capable d'expliquer ce que c'est?” Et là, il n'y avait que 14 % des gens qui répondaient oui Finalement, au quotidien, est-ce qu'on prend le temps de se forger une opinion ? De reconnaître qu'on ne sait pas, d'aller chercher des arguments, de se faire une opinion ? Donc on s’est dit : c'est difficile de se faire une opinion, on va aider les gens à se forger leur propre opinion. Ensuite, on va aussi lutter contre les fameuses bulles de filtres, pour aider les gens à mieux comprendre les personnes qui ne pensent pas comme eux. Et ça c'est crucial, parce qu’on peut avoir la certitude ou la quasi certitude qu'on sera jamais tous d'accord sur tout. Par contre, la vraie question c'est de savoir comment on arrive à vivre de manière apaisée dans une société avec des gens qui pensent différemment.“

Pourquoi avez-vous lancé un journal papier en 2015, ce qui peut paraître un peu anachronique ?

“D’abord, on a lancé un site web, mais on n'avait pas de modèle économique associé, ce qui est problématique quand on veut créer une entreprise. Le deuxième, c'est qu’il ne touchait que des gens qui étaient déjà dans une démarche de s'intéresser à l'actualité ou de changer leur opinion. Le meilleur moyen d'aller toucher ceux qui ne s'intéressent pas encore à ces sujets là, c’était finalement une version papier gratuite.“

Quel est votre public cible ?

“On le trouve dans les facs, sur tous les lieux étudiants puisque c'est l'âge où on devient citoyen ou on va être appelé à voter pour la première fois ou à s'engager. On aime bien aussi changer nos opinions, à cet âge-là. Les 18-25 ans, c’est le public qui apprécie le plus notre concept. Il s’agit de gens qui naturellement ne seraient pas forcément intéressés à des sujets complexes de société mais qui vont prendre le journal parce qu'ils ont un cours pas très intéressant, qu'ils ont une heure à perdre et qui, petit à petit, vont venir à s'y intéresser“

Comment choisissez-vous les sujets ?

“Nous, les deux cofondateurs, à la base, on n’est pas journalistes, on est ingénieurs. Quand on a lancé le journal, on ne se sentait pas légitimes pour choisir les sujets. Du coup, on a fait appel à nos lecteurs. On n’en avait pas encore beaucoup mais on a fait un comité de rédaction des lecteurs auxquels on pose les questions tous les mois. N'importe qui peut proposer les sujets.“

L’entreprise qui porte le Drenche fait partie de l'économie sociale et solidaire. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?

“Il n'y a pas beaucoup de médias qui sont des entreprises de l’économie sociale et solidaire, parce que c'estun statut qui est relativement récent. Pour nous, c'était assez évident car notre motivation première c'était clairement d'avoir un impact positif sur la société en étant au moins à l'équilibre économiquement. Le statut d'entreprise de l'économie sociale et solidaire est exactement fait pour ça. Il faut que l’utilité sociale soit au cœur de l'activité économique de l'entreprise c'est à dire que la majorité des dépenses et des revenus découle de cette recherche d'utilité sociale.“

Dans votre média, les lecteurs ont un rôle important à tel point que certains sont devenus actionnaires. Combien sont-ils ?

“On a choisi volontairement et malgré les conseils qu'on nous avait donné de mettre un prix d'action très bas. Le ticket minimum était à 200 euros, ce qui peut paraître élevé mais ce qui est très bas dans le milieu des levées de fonds. C'est plutôt entre 3 et 5 000 euros. C'était une vraie volonté. On voulait que n'importe quel lecteur, n'importe quelle personne qui s'attache au projet puisse devenir actionnaire. Il y en a une cinquantaine qu'on franchit le pas, qui détiennent 12% du capital. Malheureusement il y a une grosse majorité d'hommes, ce qui est tout-à-fait conforme à ce qu'on voit dans le secteur de l'investissement. Par contre, il y a un peu de tous les âges et de tous les horizons, de villes différentes y compris des personnes qui vivent à l'étranger. C'est une richesse de ne pas avoir un ou deux gros actionnaires. On préfère avoir une multitude de petits. C'est aussi une croyance très forte qu'on a dans le journal et qu'on a dans le projet : celle de l'intelligence humaine. C'est vraiment un pari qu'on a fait de se dire : quand on fait confiance à l'intelligence des gens on est rarement déçu. Le but de notre journal c'est d'inciter chaque citoyen à s'engager en accord avec ses convictions. C'est un choix de société. C'est le choix qu'on a fait aussi dans notre entreprise, parce qu'on pense que quand on fait l'effort de demander l'avis à tout le monde, de débattre et de s'enrichir des différences des autres - c'est évidemment un effort à faire - et bien ça apporte une richesse énorme dans la boîte.

Par exemple, on travaille beaucoup avec Ouest-France en ce moment. On s’est posés beaucoup de questions avant de travailler avec eux. Et on a fait le choix de poser cette question à nos actionnaires et à nos lecteurs. C'est quelque chose qui a beaucoup surpris dans le milieu des levées de fond, mais on est partis du principe que si nos lecteurs disaient non, c'est qu'il ne fallait pas y aller ou qu'en tout cas il y a des choses à modifier avant d'y aller. Ça ne sert à rien de faire des super partenariats ou des choix stratégiques si nos lecteurs ne suivent pas et ne nous lisent plus et s’ils estiment que ça remet en cause la crédibilité du projet. Vous n'avez pas d'effet de surprise et eux n'ont pas le sentiment d'être trahis. Ça donne quelque chose de très puissant et c'est quelque chose qui a été décidé collectivement.“

Quel est votre modèle économique ?

“On a deux sources de revenus. La première, majoritaire, c'est la publicité sur la version papier. Les annonceurs sont non seulement contents de toucher des jeunes mais surtout de ne pas les toucher dans n'importe quel cadre. Nous, à la différence des réseaux sociaux, on propose un support propice au temps long et à la réflexion. Ça a de la valeur. Il y a beaucoup d'acteurs qui sont contents de trouver dans le Drenche un support adapté au message qu'ils veulent faire passer.

La deuxième source de revenus, pas encore très importante en volume mais qui est très importante à nos yeux, ce sont les abonnements et les soutiens. C'est une part qu'on aimerait faire grandir et sur laquelle on est en train de modifier pas mal de choses que ce soit au niveau technique ou dans le package de l'abonnement.“

Enregistrement d’Olivier Porte, directeur marketing et commercial de Ouest-France, parrain du Drenche au sein de l’incubateur du groupe, Off7 :

“On a créé il y a deux ans un accélérateur qui s'appelle Off7 et dans le cas de cet accélérateur, on a des jeunes pousses qui se présentent et on en sélectionne entre 5 et 10 par an. Avec Le Drenche, on a découvert de nouveaux horizons. On a découvert d'abord un magazine gratuit. Et on a aussi pu s’adresser à une population qui aujourd'hui est faiblement en adhérence avec Ouest-France, c'est-à-dire les 18 25 ans. On avait l'envie de pouvoir proposer aux étudiants de l'Ouest ou aux jeunes professionnels un nouveau contrat de lecture qui nous paraissait très pertinent parce qu’il correspondait aux valeurs de Ouest-France. C’est une start up qui renouvelle le papier et ses codes. C'est un produit qui aujourd'hui est finalement très novateur puisque gratuit et partageable. Et désirable.

On a eu le point de vue du patron. Et pour vous, qu’est-ce que ça apporte d’entrer dans un accélérateur comme celui de Ouest-France ?

“Beaucoup ! Ouest-France c'est une institution. Ils nous apporte beaucoup de crédibilité. Les annonceurs, les médias, les lecteurs nous regardent un peu différemment, en se disant tiens ce n'est plus juste un projet, ce n'est plus un petit journal si Ouest-France travaille avec eux… C’est une image très positive pour nous. Ils nous apportent aussi leur savoir-faire. Nous on tire à 100 000 exemplaires sur la région parisienne et le nord de la France. Et Ouest-France imprime et distribue sur son réseau de distribution dans 12 départements dans l'0uest de la France, soit 40 000 exemplaires supplémentaires, avec le double logo du Drenche et de Ouest-France. On a trouvé un nouveau modèle économique à ce partenariat qui est assez innovant dans lequel on se répartit les pages de publicité. Ils en vendent la moitié, et nous l’autre moitié. Eux trouvent des annonceurs qui cherchaient à s’adresser aux jeunes, mais ils n’avaient pas de support adapté. Mine de rien, ce n'est pas si simple pour un journal qui existe depuis longtemps d'avoir un contenu qui soit spécifiquement adressé aux jeunes. Et nous, on trouve une marque, des habitudes, un réseau de distribution que l'on aurait mis des années à développer tout seul.“

N’est-ce pas enfermant pour vous d’être associé à un grand groupe de presse ?

“Cela fait partie des questions qu'on s'est beaucoup posées. La suite ne nous le dira. Mais pour l’instant, c’est plutôt moteur, ça nous ouvre même des portes pour d'autres partenariats de ce type. On a découvert aussi que la presse quotidienne régionale travaillait très bien entre eux.“

Quelles sont aujourd'hui vos ambitions sur le numérique ?

“On aimerait devenir une sorte de Wikipédia des argumentaires. On a déjà traité un peu plus de 300 sujets de débats et on aimerait que les gens aient le réflexe de se dire : j'ai un moyen gratuit d'aller trouver des gens légitimes compétents qui défendent un argumentaire sur ce sujet et qui vont m'aider dans la construction de mon opinion. Donc le site web est gratuit. Mais on a des coûts de serveur qui augmentent et on se demande si on ne pourrait pas tirer un tout petit peu de revenus de ce site. On essaie d’introduire de la publicité, toujours en lien avec nos lecteurs et de manière très respectueuse.“

Quelle est ta vision aujourd'hui du monde de l'information et des médias ?

“Je n'ai de leçon à apporter à personne mais j'ai un regard un peu extérieur et j'ai été surpris, en découvrant le monde de la presse, du faible lien qu'il pouvait y avoir entre les médias et leurs lecteurs. Le lecteur a très peu de part de décisions dans les médias, que ce soit dans la partie éditoriale ou dans la partie actionnariale. Une grosse partie du manque de confiance entre médias et citoyens vient du manque d'information et du manque d'accès à l'information. Il y a des démarches intéressantes qui sont faites notamment en Angleterre aux États-Unis, dans des médias qui se remettent en cause de manière un peu plus violente que ce que l'on a encore pu faire en France. Par exemple, mieux présenter les journalistes qui écrivent, être honnête et transparent aussi sur leur passé, leurs opinions. Un journaliste qui a été militant pour Greenpeace n'aura pas le même le même point de vue sur le nucléaire par exemple qu'un journaliste qui avant était ingénieur chez EDF.

Je pense que c'est important d'être honnête et transparent et d'avoir du recul sur ses propres opinions. C’est intéressant aussi d'ouvrir les salles de les conférences de rédaction, d'expliquer pourquoi on choisit tel ou tel sujet etc.

C'est dommage de ne pas avoir accès à ça, parce que l'immense majorité des journalistes font un travail d'excellente qualité. En montrant comment ils le font, cela créerait beaucoup plus de liens.

Aujourd’hui, il y a beaucoup de sites de médias qui ferment leur section de commentaires parce que il y a eu beaucoup de déversement de haine et des choses pas forcément productives. Mais c’était aussi un des derniers liens directs que les médias avaient avec leurs lecteurs. Heureusement, il y a bien quelques sites en France, je pense à Numerama mais il y en a d'autres, qui ont commencé à se demander ce qu’ils pouvaient tirer des commentaires. On peut commencer par séparer la signalisation d’une erreur et la réaction à un article. Si on demande juste aux gens de commenter mais qu’on n’en attend rien, on sait qu’il n’en sortira rien. Ce n'est pas une surprise si on a des commentaires qui ne sont pas intelligents. Par contre, si on leur dit de signaler une erreur et qu’on met vraiment à jour son article et qu’on le dit, tous les gens qui vont lire vont savoir que ça aura de l'impact et ça va cultiver une forme d'intelligence dans les commentaires en ligne. On n’a plus, comme au 19è siècle, des détenteurs de savoirs et puis des gens ignorants qui sont la masse du peuple. Quand on écrit un article sur un sujet, il y a une partie des lecteurs qui en savent bien plus sur le sujet que la personne qui a écrit l'article et je pense que c'est très important de réussir à gratifier ces personnes parce que ce sont des gens qui ont des choses à apporter et je pense qu'on a tous à y gagner.“

Crédits

Réalisateur.rice.s : Elise Colette et Jean-Baptiste Diebold

Réalisation et post-production : Raphaël Bellon

Design graphique : Benjamin Laible

Communication : Laurie Lejeune

Générique et habillage sonore : Boris Laible

Production : Ginkio